Entretien avec les artistes
Edition de mars 2025.

ENTRETIEN AVEC SIMON GHRAICHY ET MARC ANDRE
Propos recueillis par Cathialine Pascal
Comment est née votre collaboration ?
Marc André : J’étais intrigué par Simon, en tant que personne et en tant qu’artiste sur scène et je m’imaginais parfaitement faire de la musique avec lui. Nos affinités musicales sont nombreuses, notamment dans le choix du répertoire, alors que tant d’œuvres magnifiques existent. Et c’est finalement très rare de trouver une personne qui brûle pour les mêmes compositeurs.
Simon Ghraichy : « brûler » est le mot juste ! Notre rencontre a commencé sur Instagram, où nous nous suivions mutuellement. J’admire le travail singulier de Marc dans l’exploration des possibilités de la contrebasse, il possède une approche tout à fait atypique de cet instrument en l’amenant dans un registre soliste et virtuose. Le courant est passé très rapidement et nous avons travaillé sur des répertoires avec des points de convergence naturels et évidents.
Vous partagez un goût prononcé pour la transcription d’œuvres, dans le but de les adapter à votre instrument. Est-ce une façon d’en enrichir le répertoire d’une nouvelle dimension ?
S.G. : En effet, j’ai toujours créé des arrangements, comme si le répertoire de piano n’était pas suffisant ! (rires) Dans ma discographie, on trouve des œuvres pour guitare, des œuvres populaires, etc…il est vrai que le répertoire avec contrebasse, en dehors de celui d’orchestre, est assez restreint. Pour qu’un duo fonctionne pleinement, il est donc essentiel d’arranger un grand nombre d’œuvres. Mais c’est justement ce défi qui nous a amusés !
M.A. : Il est vrai que pour des instruments comme la contrebasse, dès lors que l’on aspire à jouer de la « grande musique », les transcriptions deviennent une nécessité. Il faut, en quelque sorte, construire ce répertoire. Tandis que les pianistes disposent déjà d’un répertoire vaste et riche ! Trouver un pianiste animé par la même envie de façonner un répertoire inédit à travers la transcription est une chance rare.
Les grands compositeurs de musique classique appartiennent au passé, mais à travers votre travail, avez-vous le sentiment de leur redonner vie ?
S.G. : C’est l’un des aspects qui permettent à la musique classique de rester vivante aujourd’hui : la redécouvrir sous un nouvel angle. Bien-sûr, elle continue d’exister telle qu’elle a été conçue il y a des siècles, mais ces réinterprétations sont une manière de faire perdurer l’esprit des compositeurs.
La conception même de notre duo repose sur cette idée. Par exemple, lorsque Schumann a composé le cycle Dichterliebe, que nous interpréterons à La Pléiade, il ne l’avait certainement jamais imaginé joué à la contrebasse. Pour autant, je doute qu’il se retournerait dans sa tombe en entendant cette adaptation !
Pensez-vous que l’adaptation des répertoires puisse être un point fondamental pour attirer un nouveau public aux concerts de musique classique ?
S.G.. : On l’espère ! C’est très important de garder un pied dans la modernité et de pouvoir parler de manière sémantique et musicale, d’adapter son langage humain et instrumental à tout le monde.
Quelles sont les particularités et les défis spécifiques liés à l’adaptation d’œuvres pour un duo piano-contrebasse ?
S.G. : En tant que pianiste, jouer en duo, quel que soit l’instrument avec lequel je m’associe, demande une approche bien différente de celle d’une prestation en solo. Je dois adapter mes nuances et mes volumes, ce qui varie en fonction du type d’instrument. Par exemple, si je joue avec un violon, je n’utiliserai pas la même intensité qu’avec une contrebasse, ou encore qu’en jouant avec un orchestre de 80 musiciens. Dans ce duo avec Marc, ma priorité est de trouver une sonorité équilibrée, sans qu’elle ne devienne écrasante. Une fois cet équilibre d’intensité trouvé, vient la quête d’un son commun.
M.A. : La contrebasse offre de nombreuses possibilités lorsqu’on souhaite l’utiliser comme instrument soliste ou chambriste. Par nature, elle est un instrument qui accompagne, se mélange, un peu comme une couverture qui enveloppe. Le véritable défi pour en faire un instrument soliste (en duo ou accompagné d’un orchestre), est d'obtenir une sonorité qui puisse percer. C’est un peu l’inverse du violon, dont le timbre est plus difficile à fondre dans un ensemble. Je dois donc travailler contre la nature même de la contrebasse. Mais lorsque Simon et moi abordons une pièce, nous partons du principe que tout est possible et nous ne nous imposons aucune limite. Nous nous permettons quelques flexibilités dans la partition si cela nous parait cohérent dans le rendu.
S.G. : C’est là tout l’intérêt et le défi : adapter le répertoire aux particularités de l’instrument. Nous nous accordons une certaine souplesse dans cette démarche. Notre boussole, c’est avant tout nos oreilles. Nous nous demandons simplement si cela fonctionne ou non. Finalement, c’est une approche étonnamment simple.
M.A. : Ce qui rend l’exercice complexe, c’est qu’il faut savoir se poser des limites pour éviter de tomber dans une surenchère de compromis musicaux. Il peut être tentant, lorsqu’on travaille avec des instruments dont le public est moins familier, de s’accorder une grande liberté. Cependant, il est essentiel de savoir quand s’arrêter et, parfois, accepter de laisser de côté certaines adaptations qui ne fonctionnent pas. Nous naviguons constamment entre le désir de liberté et le souci du respect des œuvres. Simon et moi nous interrogeons toujours : le compositeur aurait-il adhéré à nos transcriptions ? En tant qu’artiste, cela n’est pas toujours facile pour moi, car il m’arrive parfois de devoir renoncer à des œuvres que j’aime profondément.
Parlez-nous du programme de votre concert à La Pléiade.
S.G. : Nous commencerons le concert avec Granados, une touche dansante et lumineuse que nous retrouverons à la fin du programme. Les Dichterliebe seront la pièce centrale de ce concert, suivis de moments plus impressionnistes avec Debussy, par exemple. Mélanger les genres musicaux me semble essentiel pour toucher un large public ; il est important de pouvoir s’adresser à tout le monde. J’aime aussi l’idée de faire dialoguer des compositeurs de différentes époques et styles. C’est une manière de tisser des liens. À première vue, la connexion entre Schumann et Piazzolla peut sembler lointaine, mais au cœur de certains Dichterliebe, il y a une rythmique qui oscille, qui "swingue" même. Évidemment, pas de la même manière que Piazzolla, mais il y a une résonance, un écho. Il faut aussi se rappeler que tous les compositeurs se sont inspirés et nourris les uns des autres et j’ai toujours conçu mes récitals sur ce modèle de mélange des genres musicaux, probablement parce qu’ils reflètent mon identité culturelle.
M.A. : Ce mélange reflète simplement nos personnalités et nos goûts personnels. Nous ne sommes pas "uniquement Schumann" ou "uniquement Debussy". On a souvent l’image du musicien classique qui, une fois chez lui, écoute des symphonies, mais c’est un cliché. Pour ma part, j’écoute une grande variété de musiques, et c’est cette diversité que nous voulons partager. C’est aussi ça, la beauté des transcriptions : choisir un répertoire qui nous touche vraiment, qui nous correspond, et que nous avons envie d’explorer et d’écouter.
S.G. : Ce mélange de styles musicaux est aussi une façon d’éviter de se lasser du répertoire que l’on interprète. Il permet de continuer à se retrouver dans ce que l’on joue. La complexité de toute démarche artistique, c’est de ne jamais se travestir, d’être fidèle à ce que l’on est et ce que l’on aime.
Quels sont les compositeurs avec lesquels vous avez une affinité particulière ?
S.G. et M.A. : Schumann !
S.G. : En tant que pianiste, le répertoire de Schumann est tellement vaste (et beau) que je ne pourrai jamais tout jouer. Cet amour commun pour Schumann est d’ailleurs quelque chose qui m’avait frappé à la lecture d’une interview de Marc-André avant même de le rencontrer. Je m’étais dit « ah un contrebassiste pas comme les autres ! » (rires). Parmi les romantiques, je dirais également Liszt, c’est pour moi un monstre sacré du piano. Mais il y en a tant d’autres bien-sûr…
M.A. : Avec Simon nous partageons en effet une véritable obsession pour Schumann. Sa musique me parle profondément, et en tant qu’homme, il est d’autant plus touchant qu’il navigue entre la lumière et la folie. Je suis également fasciné par Debussy, notamment par la fusion qu’il opère entre sa musique avec une dimension très visuelle, comme les couleurs d’une peinture. Debussy s’est inspiré de Monet, et l’on ressent dans ses œuvres cette porosité unique entre la musique et les arts visuels.
Simon Ghraichy, vous êtes un fidèle de notre festival et Marc André c’est la première fois que vous participez aux Moments Musicaux de Touraine. Nous suivons vos carrières respectives avec beaucoup d’attention et nous aimerions en savoir plus sur ce qui se joue aussi en coulisses dans vos parcours musicaux. Pouvez-vous nous dire quelles ont été les rencontres importantes voire décisives dans votre carrière ?
S.G. : Pendant mes études, j’ai eu la chance d’avoir deux mentors exceptionnels : Michel Béroff au CNSMDP et Tuija Hakkila en Finlande. La combinaison de ces deux personnalités aux antipodes l’une de l’autre a façonné mon approche musicale et ma philosophie dans la manière de « faire de l’art ». Sans Michel Béroff, je serais probablement devenu un pianiste techniquement médiocre, et sans Tuija, je serais sans doute devenu une véritable machine de guerre musicale ! (rires)
Un peu plus tard dans mon parcours, ce n’est pas un professionnel, mais un « simple » mélomane de mon entourage qui m’a "ouvert les oreilles". Parfois, le regard d’un "profane" est plus aiguisé que celui de nombreux professionnels de la musique. En tout cas, il m’éclaire souvent et contribue d’une certaine façon, à maintenir ma flamme artistique.
M.A. : De mon côté, l’étape des études a également été déterminante. Je suis né et ai grandi à Vienne, mais ma famille vit à Lyon, j’ai donc toujours eu un pied en France et l’autre en Autriche. Lorsque le moment est venu de trouver un professeur pour poursuivre mes études supérieures, j’ai cherché un contrebassiste partageant ma vision plus "soliste" de cet instrument et une ambition de l’emmener au-delà de sa fonction traditionnelle d’"instrument d’orchestre". J’ai envisagé toutes les options : l’Australie, les États-Unis, l’Asie, et bien sûr, toute l’Europe. Finalement, j’ai trouvé le professeur qui me correspondait pleinement, à Lucerne, au grand soulagement de ma mère qui s’inquiétait de voir partir son fils très loin ! (rires). J’ai donc quitté l’Autriche pour la Suisse et ce professeur m’accompagne encore aujourd’hui.
Marc André, vous saviez donc très jeune que vous vouliez utiliser la contrebasse différemment …
M.A. : oui mais au-delà de l’instrument en lui-même, c’était plus généralement la recherche d’un moyen de m’exprimer et de faire de la musique.
Et pourquoi la contrebasse plutôt que le violoncelle, dont vous reprenez et adaptez une partie du répertoire ?
M.A. : En réalité, j’ai commencé par le violoncelle pendant 4 ou 5 ans, mais un petit accident à l’âge de dix ans m’a contraint à arrêter pendant deux mois. Cette période a été un vrai moment de remise en question mais aussi une phase de rébellion pré-adolescente ! J’ai même eu l’envie de me tourner vers la guitare électrique. Lorsque j’ai évoqué ces envies lors d’un dîner en famille, mon oncle, pianiste de jazz, m’a suggéré de me tourner vers la contrebasse, en soulignant la proximité technique entre le violoncelle et la contrebasse. Il m’a alors fait prendre conscience qu’avec cet instrument, je pourrais explorer tous les styles – y compris la basse électrique – et gagner une grande liberté. C’était donc une reconversion assez précoce ! (rires)
Et comme Simon, j’ai aussi eu un mentor en la personne du directeur général de l’Orchestre philharmonique de Vienne, qui est également contrebassiste. C’est quelqu’un qui m’accompagne de ses précieux conseils sur le plan artistique. Enfin, Gautier Capuçon m’a également beaucoup aidé. J’ai joué plusieurs fois avec lui, et c’est quelqu’un qui m’inspire profondément.
Chanteurs, musiciens, danseurs, … vos carrières comportent de nombreuses collaborations…
M.A. : les collaborations avec d’autres artistes, c’est à mon avis, un besoin que tous les musiciens ressentent…
S.G. : Oui, et toutes les formes d’art se croisent et se nourrissent mutuellement : la danse collabore avec la pop, le classique se mêle à la danse contemporaine, etc. En réalité, le seul milieu qui restait encore sous cloche et un peu à l'écart de cette dynamique, c'était la musique savante, dite "classique". Cela me semble de moins en moins compatible avec un monde foisonnant et en mutation permanente. Marc et moi, sommes tous deux passionnés par les collaborations. Pour ma part, j’ai travaillé par exemple avec une danseuse derviche, un univers totalement différent du mien, ou encore avec des artistes électro. Le seul critère, c'est encore une fois l’oreille, le résultat. Ça fonctionne, ou ça ne fonctionne pas.
Réseaux sociaux, gestion de l’image, etc…. que signifie être musicien en 2025 ?
M.A. : Aujourd’hui, en tant qu’artistes, nous avons beaucoup plus de possibilités et de libertés. Nous avons le choix et prenons nos propres décisions. Nous sommes aussi devenus nos propres médias, capables de communiquer directement avec le monde entier. Cependant, ce pouvoir s’accompagne d’une charge supplémentaire : celle de penser notre projet dans sa globalité, en prenant en compte la communication, les visuels, etc. La fenêtre qui nous permet de nous concentrer uniquement sur l’artistique se rétrécit et c’est parfois frustrant, car lorsque nous avons commencé à faire de la musique à l’âge de 5 ou 6 ans, notre rêve était simplement de jouer de la musique, pas de nous prendre en photo pour promouvoir nos concerts. Il faut donc accepter progressivement que de nouvelles tâches viennent s’ajouter à notre métier de musicien.
S.G. : On apprend à devenir des couteaux suisses au fil du temps. Il faut bien reconnaître que le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui d’il y a 30 ans. Nous vivons dans une ère du visuel et du zapping, et il me parait vain de vouloir y résister en trépignant seul dans son coin. Il faut s’y acclimater. Pour autant, je ne le vis pas vraiment comme une contrainte, au contraire, ça peut même m’amuser. Ce qui est essentiel pour moi, c’est de rester fidèle à moi-même, sans chercher à me travestir pour entrer dans des cases. Les visuels doivent toujours refléter mon « moi » du moment, un « moi » qui est en constante évolution, bien sûr.
Votre démarche artistique autour des transcriptions prend, d’une certaine manière, une dimension patrimoniale. Envisagez-vous d’enregistrer ces œuvres ensemble, que ce soit sous forme de disque ou de vidéo ?
S.G. Sous une forme ou une autre, il est très probable que nous enregistrions des choses ensemble. Un jour ?