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Entretien avec les artistes

Edition de mars 2025.

ENTRETIEN AVEC PAULINE CHENAIS (TRIO SORA)

Propos recueillis par Cathialine Pascal

 

Pouvez-vous nous parler du programme de votre concert ? 

Ce concert repose sur la notion de filiation musicale. Haydn, père fondateur, a pour héritier spirituel Beethoven, lui-même source d’inspiration majeure pour Brahms. Bien que notre programme ne suive pas l’ordre chronologique de leur existence, il nous semble plus pertinent de conclure avec Haydn, dont l’œuvre choisie dégage une énergie résolument festive.

Haydn incarne le maître affirmant : « Je sais faire, laissez-moi vous montrer. » Beethoven, lui, répond : « On m’a enseigné une voie, mais je vais en tracer une autre », cherchant à s’émanciper de l’école de Haydn et à prouver qu’un trio peut être composé de trois solistes à part entière. Quant à Brahms, il pose une question plus intime : « Comment traduire l’amour en musique ? »â€‹

Ce concert offre aussi un aperçu fidèle de notre discographie et de notre évolution : après avoir enregistré l’intégrale des trios avec piano de Beethoven, nous avons poursuivi avec celle de Brahms. Il était donc naturel d’ouvrir le programme avec une œuvre de jeunesse de Beethoven, son Trio …, puis de poursuivre avec Brahms et son Trio …, une pièce singulière car il l’a composée dans sa jeunesse puis remaniée à la fin de sa vie. Nous interpréterons cette dernière version, une façon pour nous de « boucler la boucle » et d’illustrer la continuité que notre trio chercher à bâtir à travers notre répertoire.

 

Si ce programme reflète votre discographie, il n'en constitue pas pour autant une photographie exhaustive. Nous connaissons notamment l'importance de votre travail autour des œuvres de compositrices.
En effet, nous interprétons régulièrement des œuvres composées par des femmes, telles que Fanny Mendelssohn, Mel Bonis, Camille Pépin, etc..  Nous avons également découvert le travail de la compositrice canadienne de Kelly-Marie Murphy lors de concours auxquels nous avons participé avec le trio et lors desquels nous avons interprété son trio Give me Phoenix Wings to Fly. C’est une pièce très appréciée du public, que nous avons jouée à de nombreuses reprises, y compris pour un public d’enfants. En 2022, grâce à l’obtention d’une bourse, nous avons commandé une œuvre à Kelly-Marie Murphy. Elle ne nous a pas écrit « simplement » un trio, mais… un triple concerto ! Une pièce que nous avons eu le privilège de créer aux côtés de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, sous la direction de Mikko Franck. Donner vie à une œuvre pour la première fois est une expérience rare, à la fois exaltante, magnifique et profondément émouvante.

 

La formation d’un musicien – qu’il soit violoniste, pianiste ou violoncelliste – est axée sur le répertoire soliste, et nombreux sont ceux qui envisagent d’abord une carrière en tant que soliste. Qu’est-ce qui a motivé ce choix commun d’une carrière exclusivement dédié à la musique de chambre ?
De manière générale, nous pensons qu’il est essentiel pour tout musicien d’explorer différentes configurations musicales, et la musique de chambre en est une composante fondamentale.
Pour nous, former ce trio a été une évidence, d’autant plus que nous avons eu la chance d’être très tôt soutenues par le Quatuor Ébène, qui demeure un guide précieux depuis le début de notre parcours. Dès notre rencontre, nous nous sommes investies corps et âme dans le travail du trio, animées par une vision commune et le même désir de relever des défis y compris quand il a été question de passer des concours.

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Quelles sont les figures qui ont nourri votre passion pour votre instrument ?
En tant que pianiste, j’ai été profondément inspirée par Nicolas Angelich, Martha Argerich et Christian Zimmermann. Pour la musique de chambre, le trio a eu la chance d’être accompagné par le Quatuor Ébène, le Quatuor Belcea et András Schiff. Au-delà de leur immense talent, ces musiciens sont aussi des personnes avec qui nous avons tissé des liens humains très riches. Ils n’ont jamais cherché à nous façonner ni à nous imposer une direction, mais nous ont guidés avec bienveillance, en respectant notre identité musicale et ça c’était essentiel pour nous. Mathieu Herzog nous a accompagnés de manière plus intense encore pendant près de quatre ans, mais chacun d’eux nous a apporté son éclairage et ses conseils avisés tout au long de notre évolution.

 

Avant la publication en 2024, de l’intégrale des trios avec piano de Brahms, vous aviez sorti en 2021 celle des trios avec piano de Beethoven. Qu’est-ce qui vous a poussés à vous lancer dans un projet d’une telle envergure ?
Nous nous sommes évidemment posé énormément de questions. À l’origine, notre projet portait sur l’enregistrement d’œuvres de Brahms, Robert et Clara Schumann, mais notre label l’a refusé. Avec le recul, ce refus s’est révélé être une bonne chose ! C’est alors que la violoniste qui faisait partie de notre trio à l’époque a suggéré l’idée de Beethoven, tandis que Mathieu Herzog, très impliqué auprès de nous à ce moment-là, a contribué pousser l’idée plus loin et à faire émerger le projet d’une intégrale des trios avec piano de ce compositeur. Une perspective à la fois terrifiante et exaltante ! Portées par notre tempérament fougueux, nous avons décidé de nous lancer dans cette aventure.

Avant d’aborder l’enregistrement, nous avons effectué un travail de documentation approfondi : nous nous sommes rendues à la Beethovenhaus, avons joué sur place, consulté des manuscrits et rencontré un spécialiste du compositeur. Ce disque était aussi pour nous une occasion de démythifier Beethoven, souvent perçu comme un vieux monsieur bougon. Il fut pourtant un homme passionné, fougueux, traversé par de nombreux amours tout au long de sa vie. Son esprit était aussi marqué par une grande légèreté et un humour espiègle.
Et nous voulions dynamiter et dynamiser ce répertoire sur la base de la lecture que nous faisions très personnellement de ces œuvres, à la fois vivante et affranchie des clichés.

 

Le renouvellement des publics est un enjeu majeur pour la musique classique. Le Trio Sora a déjà 10 ans d’existence, mais vous continuez à incarner un ensemble à l’énergie très neuve et véhiculant des codes plus modernes dans le monde du classique, tout en ayant une exigence artistique de très haut niveau. Comment avez-vous abordé ce défi de la modernité ?
Notre approche est globale. Au-delà d’un travail musical intense, nous avons soigné chaque détail : notre entrée sur scène, notre manière de nous adresser au public, nos choix vestimentaires…Cela passe aussi par une communication maîtrisée sur les réseaux sociaux. Mais tout cela a un objectif clair : montrer que la musique classique n’a rien d’ennuyeux et qu’elle peut être présentée de manière vivante, accessible et enthousiasmante.

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Que pensez-vous des codes qui entourent la musique classique et qui peuvent dissuader certains publics de pousser la porte d’une salle de concert ?
Le point central, à mon sens, réside avant tout dans l'interaction avec le public. Il est essentiel d’expliquer les œuvres, par exemple, et d’instaurer un échange plus direct. De plus, nous pensons qu'il est grand temps de mettre fin à l'idée qu'il ne faut pas applaudir entre les mouvements. Pourquoi freiner un élan aussi naturel ? Si le public ressent l’envie d’exprimer son enthousiasme, pourquoi l’en empêcher ? Il est important de s’affranchir de codes qui, à notre avis, sont devenus obsolètes et étouffants. Nous sommes ravies lorsque le public applaudit entre les mouvements. Et, personnellement, quand j'entends de superbes solos de violon ou de violoncelle, comme dans certaines œuvres de Piazzolla, je suis la première à avoir envie d’applaudir ! J'aimerais voir le public réagir, à l’instar de ce qu’on ferait pour une star de la pop ou un musicien de jazz juste après un solo endiablé !

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Ces dernières années, un travail de mise en lumière du répertoire composé par des femmes a été entrepris. Pour vous, est-ce devenu une mission de vous tourner vers les œuvres écrites par des femmes ?

Ce que nous voulons avant tout mettre en avant, c’est la belle musique qu’elle soit composée par des hommes ou des femmes.

Toutefois, nous cherchons effectivement à explorer et faire découvrir le répertoire féminin, souvent moins connu. Se tourner uniquement vers les compositeurs les plus joués peut parfois sembler une voie plus « facile », et c’est pourquoi nous considérons comme une mission de valoriser le travail des femmes. J’aimerais que les petites filles connaissent aussi bien le nom de Clara Schumann ou Luise Adolpha Le Beau que celui de Mozart. Il est crucial d’envoyer un message aux jeunes filles, pour qu’elles puissent se projeter en tant que musiciennes, et pourquoi pas en tant que créatrices de musique.

 

Comment s’organise le travail au sein de votre trio ?
Nous commençons à travailler ensemble très tôt pour aborder les œuvres sous l’angle de l’harmonie dès le départ. Ce travail à trois, dès les premières étapes de la préparation d’une pièce, permet d’éviter une approche trop « soliste » et nous plonge directement dans une dimension de musique de chambre. Grâce à l’expérience accumulée au fil des années, nous avons atteint une telle complicité que nous percevons la musique de la même manière.

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A quel répertoire consacrerez-vous votre prochain album ?

Il sera 100% Piazzolla ! Avec par exemple, les Saisons pour lesquelles nous allons réaliser nous-mêmes des transcriptions et bien d’autres pièces pour lesquelles nous allons commander des transcriptions. Ce nouveau projet répond à notre besoin d’une respiration dans notre répertoire, une parenthèse plus légère et vivifiante !

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