Entretien avec les artistes
Edition de mars 2025.

ENTRETIEN AVEC SARAH NEMTANU ET KEVIN SEDDIKI
Propos recueillis par Cathialine Pascal
Comment est née votre collaboration ?
Sarah Nemtanu : Nous nous sommes rencontrés en 2021 grâce à la chanteuse Noëmi Waysfeld, pour qui Kevin avait réarrangé des morceaux yiddish destinés à l’album Soul of Yiddish. Ce projet, conçu pour une formation chant, violon, contrebasse et guitare, a été le cadre d’une véritable révélation musicale entre Kevin et moi – un véritable coup de foudre artistique !
Comment décririez-vous la singularité de votre approche musicale commune ?
S.N. : Nous cherchons à tisser un lien entre nos matières sonores : le violon, vibrant et chantant, et la guitare, à la fois rythmique et enveloppante. Ce dialogue musical nous passionne et nous inspire un travail de longue haleine, un véritable artisanat sonore que nous avons à cœur de façonner avec le temps.
Votre spectacle est tout nouveau puisqu’il n’aura été joué qu’une seule fois (au théâtre du Chatelet quelques jours seulement avant le concert à Tours). Pouvez-vous nous parler du programme de ce concert, des arrangements et adaptations réalisés pour votre formation ? Que représentent ces œuvres pour vous d’un point de vue plus personnel ?
S.N. : Nous sommes ravis que notre deuxième concert ait lieu au festival Les Moments Musicaux de Touraine, un événement que je connais depuis 20 ans !
Construire un programme en duo est un véritable défi, surtout lorsqu’il s’agit d’adapter des œuvres classiques comme celles de Bach, Fauré ou Schumann. C’est tout un travail d’architecture musicale : il nous faut façonner des formes, intégrer des moments d’improvisation, explorer les timbres, tout en préservant l’essence des œuvres. Mais notre objectif est aussi de surprendre le public et d’apporter une touche singulière à ces pièces intemporelles.
L’ADN des Moments Musicaux repose sur l’idée de proposer « des concerts classiques avec un pas de côté », et votre duo en est une parfaite illustration. Qu’est-ce qui vous séduit particulièrement dans le fait de mêler les genres musicaux ?
S.N. : C’est avant tout l’exploration des rythmes du monde entier, qui nous plait. Kevin, qui a beaucoup voyagé, notamment en Iran et en Inde, possède une connaissance harmonique exceptionnelle. Il parvient à créer une alchimie unique avec le « genre classique », l’un des genres musicaux les plus ouverts. Grâce à sa richesse harmonique, il nous permet d’intégrer des propositions rythmiques et des variations qui nourrissent notre approche technique et artistique, nous poussant sans cesse à évoluer.
Quels sont les compositeurs parmi ceux figurant au programme de votre concert, qui vous inspirent particulièrement ?
S.N. : Bach est toujours le père et demeure une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux compositeurs, une référence essentielle et un point de départ d’une grande pureté. Plonger dans son œuvre, c’est entrer dans un univers d’une richesse infinie.
A titre d’exemple, l’Invention que nous avons choisie d’explorer lors de notre concert, initialement en 3 temps, prend une tout autre dimension lorsque nous la décalons en 7 temps. Ce simple changement transforme entièrement la perception de la pièce, tout en respectant son essence. Nous y ajoutons également une grille harmonique originale en son centre, apportant une touche personnelle à cette ré-interprétation.
​
Vos parcours artistiques ont en commun une ouverture aux collaborations avec des artistes venus d’horizons très variés. Ces rencontres sont-elles le fruit du hasard, d’une alchimie spontanée, ou au contraire l’aboutissement de projets mûris de longue date?
S.N. : En ce qui me concerne, c’est le fruit du hasard. Je pense par exemple à mes collaborations avec Richard Galliano ou Ibrahim Maalouf. Elles se sont faites naturellement, au gré des rencontres.
Cela dit, il m’est arrivé de provoquer un peu le destin ! Avec Chilly Gonzales, par exemple, j’ai eu un véritable coup de cœur et je n’ai pas hésité à provoquer un peu la rencontre. (rires) Heureusement, le hasard a bien fait les choses : je connaissais la bonne personne pour établir le lien, et c’est ainsi qu’est né mon premier disque, Gypsic.
Quels sont les artistes qui vous inspirent particulièrement ?
S.N. : Je suis profondément admirative des artistes qui improvisent, en particulier dans le jazz. Un exemple qui me vient immédiatement à l’esprit est Wynton Marsalis, trompettiste de jazz d’exception, avec qui j’ai eu la chance de faire une rencontre marquante grâce à l’Orchestre National. Il est venu avec une œuvre symphonique en 10 mouvements, mêlant orchestre symphonique et jazz band. Le voir jouer à quelques centimètres de moi a été une véritable révélation, me montrant toute la liberté et le lâcher-prise propres à cette musique.J’admire particulièrement Wynton Marsalis, non seulement pour son talent exceptionnel, mais aussi pour ses grandes valeurs pédagogiques. Il a fondé le Lincoln Jazz Center, qu’il dirige, et œuvre sans relâche pour promouvoir le jazz auprès des jeunes, leur offrant une scolarité riche et un accès à une culture musicale d’une rare profondeur.
Quelles ont été les rencontres importantes voire décisives dans votre carrière ?
S.N. : Les rencontres marquantes ont commencé au conservatoire, avec le professeur et violoniste Gérard Poulet, qui m’a transmis une compréhension profonde du style et du caractère de la musique française, le tout avec une exigence et une recherche constante de l’excellence dans son enseignement.
J’ai également eu la chance de travailler avec mon professeur de musique de chambre, Pierre-Laurent Aimard, avec qui j’ai exploré le répertoire pour trio (violon, violoncelle, piano). Grâce à lui, j’ai découvert des œuvres jusqu’alors inconnues, notamment celles de Schubert. Cette expérience m’a permis d’affiner ma compréhension du style classique et des nuances d’interprétation propres à cette époque.
Enfin, mon entrée à l’Orchestre National dirigé à l’époque par Kurt Masur a été décisive. Ce grand chef d’orchestre a cru en moi et m’a offert la chance incroyable de devenir violon solo de l’Orchestre National de France à seulement 20 ans !
​
Kevin Seddiki : Elles sont nombreuses, car chacune a été un peu comme une « planète », un univers qui s’ouvrait à moi, et souvent cela a donné lieu à des voyages…
Mon premier professeur de guitare, Jean-Pierre Billet, qui m’a appris à toujours regarder « plus grand » pour comprendre (dans le temps, dans l’espace… aller à la source, vers la musique de chambre, orchestrale, et d’autres instruments…). Je pense souvent à des choses qu’il a pu me dire à l’époque, et je m’aperçois que j’ai appliqué cela à ma manière, au-delà de la musique « classique » et écrite.
Ensuite, Pablo Marquez, un maitre de la guitare, argentin, qui a révolutionné mon rapport au son. Exigeant et très curieux.
C’est un autre argentin, le bandonéoniste Dino Saluzzi qui a été une rencontre déterminante et avec qui j’ai étudié et fait ma première tournée en Europe. Puis le guitariste Al di Meola (qui a bien connu Piazzolla d’ailleurs), avec qui j’ai beaucoup joué, appris à utiliser un plectre, et beaucoup de choses sur la scène, le rythme, l’improvisation, etc…
Enfin, la Famille Chemirani, et Keyvan qui m’a généreusement appris le zarb, son frère Bijan avec qui nous jouons régulièrement, et leur père avec qui j’ai pris deux cours seulement mais dont je me souviens parfaitement.
Plus tard dans mon parcours, le guitariste Philip Catherine, et le pianiste Gonzalo Rubalcaba, avec qui j’ai eu la chance de jouer, m’ont aussi apporté une autre lumière, et direction.
Mais tous les musiciens avec qui j’ai pu jouer, enregistrer, ont apporté quelque chose de précieux et d’unique dans ma compréhension des choses, mon imaginaire, et mon son.
Il y a également ma rencontre avec le producteur Manfred Eicher, du label ECM, avec qui j’ai enregistré en duo avec J.L Matinier. C’était un de mes rêves, et je n’avais jamais réellement travaillé avec un producteur, sur un projet personnel auparavant.
Enfin, j’ai également reçu le soutien d’une personne – un non-musicien cette fois, mais qui avait fondé un département de musiques orales et improvisées à l'Abbaye de Royaumont : Frédéric Duval. Il m’a beaucoup aidé et encouragé à croire en des chemins qui n’étaient pas encore tracés.
Sarah Nemtanu, vous êtes professeur de violon au CNSMDP, mais aussi dans le cadre de master class et d’académies. Quelle importance la transmission revêt-elle pour vous ?
S.N. : Je crois que la véritable passion pour la transmission vient d’une foi profonde en l’humain. Apporter son expérience, c’est aussi s’interroger soi-même, remettre en question ses propres pratiques. C’est pourquoi j’ai le sentiment de progresser moi-même en enseignant. Il y a autant de violonistes que d’êtres humains, et c’est un véritable plaisir pour moi de déceler et de révéler l’équilibre unique de chaque musicien. C’est tout un art que d’ajuster et rééquilibrer le jeu d’un violoniste, toujours dans un esprit positif et constructif.
Quels sont les projets futurs pour votre duo ? Avez-vous l’intention d’enregistrer un album ensemble par exemple, ou d’enregistrer certains morceaux en vidéo ?
S.N. : Bien sûr, nous avons envie d’enregistrer ensemble, mais notre priorité est avant tout de faire grandir notre duo, de l’enrichir au fil du temps.
Il arrive souvent que les artistes entrent en studio trop tôt, avant d’avoir pleinement mûri leur répertoire. Après une quinzaine de concerts, on réalise parfois qu’on aurait pu aborder certains morceaux différemment. C’est une éternelle équation : sans disque, il est plus difficile de faire connaître notre projet, mais enregistrer trop tôt peut laisser une certaine frustration, celle de ne pas avoir eu le temps d’explorer toutes les possibilités musicales.
Les Moments Musicaux ont fêté leurs 20 ans l’an dernier. Et en 20 ans le fonctionnement de l’éco-système musical a profondément changé. Que signifie pour vous être artiste-musicien en 2025 ? contraintes, difficultés, mais aussi nouvelles perspectives et possibilités…
K.S. : J’ai la chance de travailler sur des projets très enthousiasmants en 2025, notamment ce duo avec Sarah, mais aussi avec Salomé Gasselin (viole de gambe), Matheus Donato (un jeune prodige du cavaquinho), et des productions dont je vais assurer la direction artistique.
Notre époque est pleine de défis, il me semble que la musique est à la fois touchée par tous les problèmes, (directement et indirectement), mais aussi source de solutions, et de modèles.
Voyager dans le monde m’a fait considérer autrement notre manière de vivre et de partager la musique en France, il me semble qu’il y a réellement des trésors à protéger et aussi des mondes à inventer. Je travaille dans des univers très différents mais qui pour moi sont complémentaires.
Quelle place l’image tient-elle dans vos projets musicaux ?
K.S. : Je suis également photographe et je m’intéresse de plus en plus à la peinture, au graphisme…
J’ai récemment donné des concerts autour d’une exposition de mes photographies, et je travaille en cherchant à faire dialoguer ces deux aspects.
Quelque part, on retrouve des règles très similaires, dans les proportions, l’espace, la vibration… et pour moi, chaque pratique nourrit l’autre. D’ailleurs, je suis surpris parfois de la ressemblance de vocabulaire lorsqu’un peintre ou un photographe évoque son travail, et celui d’un compositeur ou interprète…
Quels sont les projets artistiques que vous rêvez de réaliser ?
K.S : Écrire une suite pour orchestre et l’un des duos avec lesquels je travaille… mais aussi écrire la musique d’un long métrage en travaillant de près avec le réalisateur, proposer des concerts totalement improvisés… ou encore faire un disque avec plusieurs invités, notamment des chanteurs.
J’ai quelques idées, mais déjà un programme de rêves à réaliser en 2025 ! :)
S.N. : J’ai la chance de vivre une carrière épanouissante, et je ne pourrais jamais me passer du répertoire symphonique avec l’Orchestre National. Je continue également à nourrir ma passion pour la musique de chambre, en particulier en duo avec ma sœur Deborah pour le répertoire classique, mais aussi en trio avec Jean-François Neuburger au piano et Grégoire Korniluk au violoncelle. Ces projets musicaux, ainsi que ceux avec Kevin Seddiki, me portent et m’inspirent profondément.
Il y a aussi des enregistrements en tant que soliste avec orchestre que j’aimerais réaliser, et ces projets font partie de mes ambitions futures.